Née le 1er novembre 1923 à Barcelone, Victoria Gómez Cima (ou Garcia Lopez), dite Victoria de Los Angeles, avait grandi dans une Espagne meurtrie par les guerres. La fille du concierge de l'université, qui travaillait sa voix dans les salles de cours vides, avait conquis le monde de l'opéra dès 1947 en remportant le grand Concours international de Genève, qui lui valut de débuter l'année suivante à la BBC dans le rôle de Salud de La Vie brève de De Falla.
Immédiatement connue et reconnue pour son timbre lumineux et chaud, son pouvoir expressif instantané, son charisme scénique et son charme naïf et frais, Victoria de Los Angeles faisait partie de ces artistes rares qui vivent leur art avec une humanité désarmante et possèdent ce don précieux d'incarner la musique. Chevelure très brune, sourire émouvant de madone et regard tragique, Victoria de Los Angeles, malgré sa silhouette menue, possédait une grande force de caractère. Josep Carminal, l'actuel directeur du Liceu de Barcelone, où elle débuta en 1944, dans la Comtesse des Noces de Figaro, parle d'une artiste instinctive, mais au goût exquis. Victoria de Los Angeles reste un modèle de style et de phrasé, parfaitement intelligible dans quelque langue qu'elle chante.
Artiste complète, la soprano catalane pouvait tout interpréter, de la musique baroque à la chanson espagnole, du Lied allemand à la mélodie française, en passant par le grand répertoire lyrique italien, français et germanique. Sa discographie en témoigne : 80 enregistrements pour EMI, dont 21 opéras complets et 25 récitals solistes.
Elle avait été initiée à la musique baroque et au répertoire de la Renaissance par le groupe catalan Ars Musicae, auquel elle restera fidèle (le jeune violiste Jordi Savall a eu l'occasion de jouer avec elle). C'est cependant en Mimi de La Bohème, de Puccini, qu'elle débute en 1941 au Théâtre Victoria de Barcelone, un an après s'être inscrite au Conservatoire dans la classe de chant de Dolores Frau. Si sa nature la portait moins spontanément vers le vérisme, elle chanta avec une dignité et un sens du style peu communs Mascagni (Santuzza dans Cavalleria rusticana) et Leoncavallo (Nedda dans I Pagliacci). De Verdi, elle fut tour à tour Violetta (La Traviata) et Desdemona (Otello), tandis qu'elle incarnait une bouleversante Cio-Cio San dans Madame Butterfly de Puccini.
Egalement rossinienne accomplie, Victoria de Los Angeles se révèle une Rosine pleine de finesse dans l'enregistrement de son Barbier de Séville de 1962 (EMI). Cette amoureuse du répertoire français - il faut réécouter son Invitation au voyage de Duparc, sur le poème de Baudelaire - avait fait des débuts triomphants dans la Marguerite du Faust de Gounod, en 1949, à l'Opéra de Paris : héroïne merveilleuse et touchante avec son timbre solaire et sa fraîcheur d'interprétation. De même sera-t-elle la Mélisande du Pelléas de Debussy, et plus encore une sublime Manon de Massenet, à la fois fragile et tendre. Son enregistrement de 1956 sous la direction de Pierre Monteux reste encore une version de référence.
Durant quelque cinquante ans de carrière, Victoria de Los Angeles s'est produite dans les plus grandes maisons d'opéra, avec les plus grands chefs et partenaires. En 1979, elle s'était retirée des scènes lyriques pour se consacrer au récital. Elle y excellait, parfois en compagnie de Dietrich Fischer-Dieskau et d'Elisabeth Schwarzkopf - leur Duo des chats de Rossini est resté anthologique. Elle avait peu à peu cessé de chanter après la mort d'un de ses deux fils en 1988.
Mais beaucoup se souviennent du récital parisien de ses 70 ans le 1er novembre 1993 : la cantatrice n'avait rien perdu de sa pureté légendaire ni de son aisance vocale. Des dispositions naturelles qui lui faisaient moquer gentiment le soin jaloux que prenait son amie Elisabeth Schwarzkopf à limiter son répertoire. Celle qui avait chanté la douloureuse noblesse de la comtesse Almaviva, qui s'était affrontée aux coloratures de Manon et de Rosina, avait peu à peu incarné des rôles plus lourds. La voix s'était étoffée. Après avoir gravé en 1959 une Carmen de Bizet - toujours d'actualité - sous la direction de Thomas Beecham, elle avait été invitée à Bayreuth par Wieland Wagner, deux saisons durant (en 1961 et en 1962), pour chanter Elisabeth du Tannhäuser de Wagner sous la direction de Wolfgang Sawallisch. C'est seulement vingt ans plus tard, en 1979, que Victoria de Los Angeles donnera sa Carmen sur la scène du Metropolitan Opera de New York, récusant la vision de la femme fatale : "Carmen est fière et réservée comme toutes les Espagnoles, affirmait-elle dans une interview accordée au New York Times en 1977, loyale et fidèle à un seul homme en même temps."
Naturellement excellente dans le répertoire espagnol - Granados, Falla, Nin, Rodrigo, Montsalvage, Turina - et dans la musique traditionnelle de son pays, Victoria de Los Angeles se révéla plus que toute autre souveraine. Il faut entendre la vivacité confondante avec laquelle elle interprète l'époustouflant Zapateado de Jiménez, gravé en 1972 avec sa compatriote la pianiste Alicia de Larrocha, la fougue joyeuse avec laquelle elle s'accompagne elle-même à la guitare dans le fameux Adios de Granada de Barrera et Calleja, pour comprendre tout à fait ce que veulent dire ses paroles : "Nous sommes un peuple qui chante naturellement. Quand nous sommes tristes, c'est une merveilleuse tristesse, quand nous sommes heureux, c'est une joie merveilleuse."
Discographie :
- Anthologies et divers
. The Very Best of Victoria de Los Angeles. Avec Gerald Moore et Alicia de Larrocha (piano), Rafael Frühbeck de Burgos et Carlo Maria Giulini (direction). 2 CD EMI.
. Œuvres de Ravel, Duparc, Debussy, Ravel, Montsalvatge, Scarlatti, Berlioz, Dvorak, Purcell, Mozart, Granados, Rodrigo, Mompou, Toldra, Brahms, Falla, etc. Avec Elisabeth Schwarzkopf (soprano), Dietrich Fischer-Dieskau (baryton), orchestres divers, Georges Prêtre, Jean-Pierre Jacquillat (direction). 1 coffret de 4 CD EMI.
. Les Archives du Festival de Prades, avec Clara Haskil, Mieczyslaw Horszowski (piano), Orchestre du Festival de Prades, Orchestre Philomusica de Londres, Pablo Casals (direction).
- Opéras
. Faust, de Gounod. Avec Nicolai Gedda et Boris Christoff, Chœur et Orchestre de l'Opéra de Paris, André Cluytens (direction). 3 CD EMI.
. Carmen, de Bizet. Avec Nicolai Gedda, Chœur et Orchestre de la Radio française, Thomas Beecham (direction). 2 CD EMI.
. Manon, de Massenet. Chœur et Orchestre de l'Opéra-Comique, Pierre Monteux (direction). 3 CD Testament.
. Simon Boccanegra, de Verdi. Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Rome, Gabriele Santini (direction). 2 CD EMI.
. Madame Butterfly, de Puccini. Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Rome, Gianandrea Gavazzeni (direction). 3 CD EMI.
. La Vida breve, de De Falla. Avec l'Orchestre d'Espagne, Rafael Frühbeck de Burgos (direction). 2 CD EMI.
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